Extraits de Perón
parle, [recueil de discours de Juan Domingo Perón traduits en français, Buenos
Aires ?], 1949 :
« Bien-etre
social
La bataille des "sans-chemises"
vis à vis du marxisme n'a pas uniquement un sens politique, elle a aussi la
signification sociale d'après laquelle les classes ouvrières ne peuvent trouver
leur bien-être dans un système qui annule l'individu pour le soumettre par
coaction, mais plutôt dans l'exaltation de la propre individualité mise au
service des intérêts communs. La formule désirable n'est pas que la richesse
nationale ou la richesse de l'Etat s'obtienne en empêchant l'enrichissement
individuel de chaque travailleur, mais en cherchant le moyen pour que plus
augmente le bien-être économique individuel des travailleurs, plus grande soit
la richesse nationale. Ceci est ce qui intéresse les masses ouvrières et c'est
à cela que tend ma politique sociale.
(Message inaugural de la période législative,
1 mai 1948) » (p. 19).
Sentiments argentins
Nous pensons
d'ici, de note Argentine profondément chrétienne et profondément humanitaire,
mise au service d'un républicanisme respectueux, que nous sommes en train de
travailler pour un monde ennobli par la pratique des vertus humaines, où la
haine s'est convertie en amour, l'égoïsme en générosité, la passion vengeresse
en pardon. Tels sont les sentiments argentins, les sentiments dont nous nous
inspirons et avec lesquels nous avons défini notre politique et réalisé notre
histoire.
(Discours du 24 mai 1948) » (p. 51).
La « révolution
libératrice »
« La
révolution ne se fait pas au bénéfice de partis, de classes, de tendances, mais
dans le but de rétablir l’empire du droit. Prosternés aux pieds de la « Virgen
Capitana », invoquant la protection de Dieu, source de toute raison et de
justice, nous faisons cet appel à tous les membres des Forces armées de la
Nation, officiers, sous-officiers et soldats, pour qu’ils se joignent à nous. »
(« Proclama revolucionaria del general Lonardi »,
Córdoba, 17 septembre 1955)
Le
simulacre (texte de Jorge Luis Borges, 1960)
« Un jour de juillet 1952, l’homme
en deuil apparut dans ce petit village du Chaco. Il était grand, mince, avec des traits d’Indien et le visage
inexpressif d’un idiot ou d’un masque. Les gens le traitaient avec déférence,
non pour lui, mais pour ce qu’il représentait ou était déjà. Il choisit un
rancho près de la rivière. Avec l’aide de quelques voisines, il mit une planche
sur deux tréteaux et y installa une boîte en carton avec une poupée blonde.
Puis, ils allumèrent le quatre bougies sur des hauts chandeliers et disposèrent
des fleurs tout autour. Les gens ne tardèrent pas à arriver. Des vieilles
femmes désespérées, des enfants stupéfaits, des garçons de ferme qui enlevaient
avec déférence leur coiffure de liège défilaient devant la boîte en
répétant : « Mes sincères condoléances, mon Général. » Placé
devant le haut bout de la table, celui-ci les recevait d’un air accablé, les
mains croisées sur le ventre comme une femme enceinte. Il tendait la main
droite pour serrer celles qu’on lui offrait et répondait avec une fermeté
résignée : « C’est le destin. On a fait tout ce qui était humainement
possible. » Une tirelire en fer-blanc recevait la contribution de deux
pesos et il y en eut beaucoup qui ne se contentèrent pas de venir une seule
fois.
Je
me demande quelle sorte d’homme imagina et exécuta cette farce funèbre ?
Un fanatique ? un mélancolique ? un halluciné ? ou bien un
imposteur et un cynique ? Croyait-il être Perón et représentant son rôle
geignard de veuf macabre. L’histoire est incroyable, mais elle est vraie et
elle s’est peut-être répétée à maintes reprises avec des acteurs différents et
en divers endroits. Elle constitue le symbole parfait d’une époque irréelle et
elle apparaît comme le reflet d’un rêve ou comme le drame dans le drame qu’on
voit dans Hamlet. L’homme en deuil
n’était pas Perón, la poupée blonde n’était pas Eva Duarte, mais Perón n’était
pas davantage Perón, ni Eva Eva, mais des inconnus, des anonymes (dont nous
ignorons le nom secret et le véritable visage) qui représentèrent pour la
crédule sentimentalité des faubourgs une sordide mythologie. »
J.L. Borges, Œuvres Complètes, Paris, La Pléiade, 1999, pp. 11-12.
Bibliographie sommaire
-Laclau, Ernesto,
La raison populiste [traduit de
l'anglais par Jean-Pierre Ricard], Paris, Éd. du Seuil, 2008.
-Moreno, Hugo, Le désastre argentin : péronisme, politique et
violence sociale, 1930-2001,
Paris, Éd. Syllepse, 2005.
-Rouquié, Alain, Pouvoir militaire et société politique en
République argentine, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1978.
-Sigal, Silvia et Verón, Eliseo, Perón
o muerte : los fundamentos discursivos del fenómeno peronista, Eudeba,
2003.
-Walsh, Rodolfo, Opération massacre [traduit de
l'espagnol (Argentine) par Odile Begué], Paris, C. Bourgois, 2010.
Bâtiment du Ministère de la Santé (Buenos Aires, Argentine).
L'image d'Eva Perón a été installée en 2011.
Juan Domingo Perón en 1950.
Le Péronisme
(témoignages)*
1. « Il s’agit
d’un mouvement nazi. Nous étions tous d’accord. Le verbiage des déclarations,
les manifestes révolutionnaires et la satisfaction que pouvait nous apporter la
fin d’un régime avec lequel nous n’avions rien à voir, ne pouvaient pas nous
induire en erreur » (Federico Pinedo, politicien de droite, 1943).
2. « Ambigu au
début, il ne tarde pas à se révéler comme un coup d’état destiné à étrangler
l’opinion démocratique et favorable aux Alliées du peuple argentin et à
réaliser un gouvernement de type plus ou moins totalitaire et imbu de projets
impérialistes » (Nicolás Repetto, dirigeant du Parti socialiste).
3. Le parti communiste
affirme : « avec le coup d’état, le secteur fasciste du GOU se
proposait d’obtenir –et il y réussit- deux objectifs immédiats : le
premier, empêcher la tenue des élections présidentielles en septembre 1943, que
les forces démocratiques auraient remportées en se présentant unies ; et
le second, empêcher qu’avec cette victoire on mette fin à la politique de neutralité
profasciste du président Castillo. » (Esbozo de una historia del partido comunista
de la Argentina, Anteo, Buenos Aires, 1947, p. 109).
4. « Le 17 octobre
[1945], j’étais chez moi […] quand se produisit cet événement fondamental. Il
n’y avait pas de journaux, pas de téléphones ni de transports, le silence était
un silence profond, un silence de mort. Et je me suis dit, c’est réellement une
révolution. C’était la première fois de ma vie que j’assistais à un tel fait.
J’avais bien lu des choses sur les révolutions, et nous avons tous lu des
choses sur les révolutions. Nous avons en général une idée littéraire et
scolaire de ce qu’est une convulsion de cette nature. Mais c’est une idée
littéraire, surtout dans ce pays, où les gens cultivés se sont formés en lisant
des livres de préférence en français. De nos jours encore, on voit avec une
énorme sympathie, chaque fois qu’arrive le 14 juillet, dans les vitrines de
l’ambassade de France, dans la rue Santa Fe, un descamisado tricolore jouant du tambour, entouré d’autres
descamisados qui crient et brandissent des drapeaux. Tout cela paraît très beau
et même de bon goût, parce que cela se trouve dans l’avenue Santa Fe et que
cela appartient à l’ambassade de France, sans comprendre que ces hommes que
l’on représente là étaient précisément sans chemises, et que cette révolution
(comme toutes d’ailleurs) a été sale et bruyante, œuvre d’hommes en espadrilles
qui frappaient des tambours et qui ont certainement uriné (comme les descamisados de Perón sur la place de
Mai) sur quelque place historique française. Je ne vois rien en ceci qui mérite
le sourire ou l’ironie. Le souvenir de ces hommes et de ces femmes qui avaient
convergé vers la place de Mais depuis Avellaneda et Berisso, depuis leurs
usines, pour offrir leur sang pour Perón m’émeut au plus haut point. »
(Ernesto Sábato, Tres revoluciones,
Palestra, Buenos Aires, 1956, pp. 67-68).
5. « Hordes de
déclassés jouant les avant-gardes du pseudo-ordre péroniste, les petits clans à
l’aspect carnavalesque qui ont parcouru la ville ne représentaient aucune
classe de la société argentine. Ce n’étaient que des délinquants recrutés par
la police et les fonctionnaires du secrétariat au travail afin de terroriser la
population. » (Texte publié dans Orientación
[journal du Parti communiste], n° 310, 24 octobre 1945).
6. « Messieurs,
on a dit que je suis l’ennemi des capitalistes, et si vous observez ce que je
viens de dire, vous ne trouverez aucun défenseur pour ainsi dire plus déterminé
que moi parce que je sais que la défense des intérêts des hommes d’affaires,
des industriels, des commerçants est la défense même de l’État. J’ai été formé
dans la discipline. Cela fait trente-cinq ans que j’exerce et fait exercer la
discipline, et durant cette période j’ai appris que la discipline a une base
fondamentale : la justice. Et personne ne conserve ni n’impose la
discipline s’il n’a pas imposé en premier la justice. C’est pour cela que, si
j’étais patron d’une entreprise, il ne me coûterait rien de gagner l’affection
de mes ouvriers par une œuvre sociale intelligente. Cela s’obtient souvent par
le médecin qui se rend à la maison d’un ouvrier qui a un enfant malade, ou avec
un petit cadeau, ou par le patron qui passe devant ses hommes, leur serre la
main et leur parle de temps en temps comme nous le faisons avec nos soldats.
Pour que les soldats soient plus efficaces il faut les manier avec cœur. Les
ouvriers peuvent aussi être dirigés de cette façon. Il suffit que les hommes
qui ont des ouvriers sous leurs ordres les amènent à eux par ces chemins, pour
les dominer, pour en faire des véritables collaborateurs et coopérants […]. Il
faut savoir donner 30% à temps, pour ne pas perdre tout, tout de suite. »
(Discours de Perón à la Bourse du commerce de Buenos Aires, le 25 août 1944. Cité par Milcíades Peña, Masas,
caudillos y elites. La dependencia argentina de Yrigoyen a Perón, Fichas,
Buenos Aires, 1973, pp. 73-74).
Place de Mai (Buenos Aires, 17 octobre 1945)
(*) Textes cités dans H. MORENO, Le désastre argentin, Paris, Syllepse, 2005.